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    Nouvelles d'auteurs biélorusses


    Выдавец: Мастацкая літаратура
    Памер: 405с.
    Мінск 1977
    76.4 МБ
    Telles étaient les reflexions amères d’Andréi Sapoune, vieux mécanicien de locomotive. Autre­fois, longtemps il avait conduit des rapides, il avait eu alors la réputation d’un mécanicien plein de
    1 Ancienne mesure russe (2,13 m). (N. d. T.)
    courage et d’audace. On l'appelait aid refois non pas Andréi Sapouno, mais Andréi Liatoune1, par­ce que ses trains avaient l’impression de voler. Andréi avait sa manière à lui, d’arriver dans les gares, il aimait souligner avec dédain l’assuran­ce avec laquelle il entrait en gare. Les aiguilleurs tremblaient d’effroi et fermaient les yeux lors­que passait son convoi à une allure folle. Chaque fois ils s’attendaient à le voir dérailler et dé­molir le poste d’aiguillage. Mais tout se passait très bien, le train arrivait en trombe et s’arrêtait net sur le quai.
    Il est vrai que lorsqu’un important personnage se faisait une bosse au front pendant l’arrêt du train, Andréi passait un mauvais quart d’heure. Après, pendant six mois, il était obligé, en guise de punition de conduire des trains de marchan­dises. Mais jamais plus de six mois. Ensuite on le revoyait sur la locomotive d’un train de voya­geurs, un rapide, le rapide qu’il ne quitta plus pendant la moitié de sa vie.
    C’était beaucoup. L’homme ne possède pas des yeux de fer et des mains d’acier, ses yeux et ses mains s’usent. Et il lui arrive de confondre le jau­ne, le vert et le rouge des signaux. On les voit vaciller, clignoter, scintiller partout le long de la voie, aux croisements, sur les sémaphores. Essaye de les distinguer pendant la nuit, l’hiver, dans le vent, la pluie. Et ainsi pendant une nuit, un an, des dizaines d’années. Sa vue s’affaiblit, les yeux se voilent, s’éteignent petit à petit. Le reste aussi d’ailleurs. La poitrine s’affaisse à force de res­pirer tantôt le souffle brûlant de la gueule de la chaudière, tantôt le froid des tempêtes de neige. Le chaud et le froid.
    1 Nom dérivé du verbe «voler». (N. d. T.)
    Voilà pourquoi Andréi est aujourd’hui mécani­cien sur une viei lle chaudière. Les ans se font sen­tir. Il ne possède plus la santé d’autrefois. Il s’est usé les yeux, il a l’oreile dure et la main faible, posée sur le régulateur, elle tremble. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’Ivan, l’atteleur se met­te à jurer comme un charretier quand il ne voyait rien venir après avoir deux fois de suite donné le signal «locomotive aux wagons».
    — Cette vieille chaussette n’entend pas. Pas la peine de siffler. Il s’est peut-être endormi. Il faut aller le secouer...
    L’atteleur se dirige alors vers la locomotive, monte les quelques marches et siffle de toutes ses forces sous l’oreille du vieux mécanicien qui s’est assoupi, au chaud, devant le foyer de sa machine. Andréi sursaute, se frotte les yeux et ahuri tend son poing sous le nez d’Ivan.
    — Espèce de vermine! Je vais te faire voir com­ment qu’il faut faire du bruit sous les oreilles des gens. Tu verras qu’un jour, canaille, je t’écra­serai entre les tampons, comme une grenouille, t’auras même pas le temps de faire ouf!
    — C’est pas avec ta vieille chaudière que tu me tamponneras!
    Andréi ne réplique pas. Son amour propre ne lui permet pas de répondre à une personne qui manque de respect pour sa locomotive. «Que ça soit une locomotive ou pas une locomotive, un engin quelconque, une boîte à fumée... C’est quand même une machine qui est digne d’être respectée. Quand même, c’est pas une vieille chaudière...»
    Andréi pose la main sur le régulateur, il couvre Ivan d’un regard plein de mépris, le toise des pieds à la tête et damande:
    — Alors?
    — Fonce sur la ligne quatre. Il y a des wagons à atteler.
    — Et alors?
    — Alors quoi. C’est pour un convoi qui doit passer. Des wagons pleins. Ajoute un peu de va­peur à ta machine.
    — Ça, c’est pas ton affaire.
    Ivan se tait. Andréi tire le sifflet et sans dire un mot fait tourner le régulateur. Et voilà que la vieille locomotive, rouillée,qui sert à manoeu­vrer les wagons, se met à trembler de tout son vieux corps, se couvre d’un nuage de vapeur, et tout à coup, après avoir patiné sur place et fait vibrer toute sa carcasse de fer, se met en marche.
    — Tu ferais bien de graisser cette ferraille. Ça fait mal aux oreilles, cria l’atteleur.
    — Oh, toi, tu verras, je te graisserai un de ces jours, et pour de bon. On aura du mal à te recon­naître.
    — Oh, ça va! Au moins regarde où tu vas,..
    A les entendre on aurait pu croire que le vieux mécanicien et l’atteleur se détestaient, étaient ennemis et ne pensaient qu’à se faire la guerre, à se venger est à beaucoup d’autres choses de ce genre .
    Pas du sout. C’étaient deux amis, deux vieux amis que rien ne pouvait séparer. Le temps use les traverses, ronge les crampons, rôde les essieux, envoie à la ferraille des centaines de locomotives, alors que la vie humaine dure. Rien n’a d’emprein­te sur elle: ni le soleil, ni l’humidité, ni le vent, ni les tempêtes. Il arrive à la locomotive de dé­railler, tout est fini pour elle, alors que le mé­canicien sort sain et sauf de dessous le tas de ferraille et deux jours après on peut le revoir sur une autre machine. L’homme est vivace, l’amitié l’est encore plus. L’atteleur Ivan, autrefois, avait
    été chauffeur de locomotive, sur les mêmes ma­chines que le vieux Andréi. Leur amitié date de longtemps. Et aujourd’hui aussi, quand l’atteleur, agile, manoeuvre entre les tampons, An­dréi, du haut de sa cabine ne manque pas de lui crier:
    — Eh! Fais attention aux tampons!
    Et pas une seconde il ne s’arrête de penser à ce qu’il fait: «Attention, vieux. Sans ça, je peux te transformer en galette. Et il n’y en a pas pour long. Il est plus jeune le vieux Ivan,plus si vif qu’avant. Une seconde de retard et c’est fait. Et puis il peut glisser».
    Et sans violence, légèrement Andréi appuie sur le régulateur, obligeant la machine à ralentir sa course pour aborder les wagons le plus doucement possible, sans secousses. Les wagons sont accro­chés, le coup de sifflet de l’atteleur se fait en­tendre, signifiant «Prêt, en avant», Andréi at­tend encore un peu que son ami aille le temps de sortir de sous les wagons. Alors il met sa machine en marche. Il est vrai que parfois Ivan se met en colère,
    — Eh! Vieux, réveille toi! J’ai sifflé, alors marche!
    Le vieil atteleur a l'habitude de tout faire en marche: il accroche, sort de sous les wagons, saute sur le marchepied, dégringole devant une aiguille quand il faut changer de voie. Et toujours en marche.
    Il y a des minutes de repos. La gare n’est pas grande. J l faut manoeuvrer surtout le jour. Lors­que les feux des sémaphores s’allument au loin et la lumière blafarde de la lune fait luire les rails, la journée se termine. La chaudière soupire une dernière fois et dans un bruit de ferrai le re­gagne le cul de sac où elle passe la nuit, atten­dant le lendemain matin.
    Alors le vieux Andréi sort d’un col Ire tout imprégné d’huile et coincé derrière le robinet à frein, une bouilloire bosselée qu’il remplit d’eau puisée dans le fonder, ouvre le foyer et y ins­talle le récipient. Il prend ensuite de l’étoupe de chanvre et s’essuie longuement les mains tâ­chées d’huile. Du même coffre, il en sort une serviette et un reste de savon et se dirige vers la pompe à eau où il fait soigneusement sa toi­lette.
    — Sur une locomotive il faut se laver. Sinon tu as tout de suite des crevasses aux mains. La peau du nez s’en va aussi. Et puis la figure, c’est pas une chaussure, elle n’a pas besoin de cirage. Andréi répétait chaque fois les mêmes paroles après s’être lavé, lorsqu’il peignait ses rares cheveux roux, se regardait dans un mor­ceau de glace. Andréi ne portait pas de barbe.
    ■— Une barbe, c’est pas commode sur une locomotive. On risque de la tremper dans l’hui­le ou de la roussir. Et puis ma femme n’aime pas la barbe. Elle me dit, te voilà encore avec ta vieille brosse.
    Après ce traditionnel brin de toilette, An­dréi s’assied sur une bûche, juste en face du fo­yer et attend patiemment le souper. Enfin la vieille bouilloire bosselée commence à s’inquié­ter, son couvercle danse, laissant fuir des jets de vapeur. Bientôt elle s’énerve et se met à trembler de tout son vieux corps. Alors un sou­rire à peine visible glisse sur le visage ravi du mécanicien.
    — Allez, vas-y, ma vieille. Mets-toi en co­lère. Attends encore un peu. Je mets du thé et je te retire... Ça va faire un de ces breu­vage...
    Maintenant à la place de la bouilloire il y a une poêle avec du lard dedans. Et là Andnéi s’ani­
    me, s’affaire; il tourne et retourne les morceaux de lard, il ne faut pas trainer, autrement...
    — Le lard sur la poêle, c’est comme le chef de gare. Ça grésille, ça éclate, ça crachotte.
    Bientôt une odeur agréable de lard grillé se ré­pand sur la ligne. Elle vient chatouiller le nez de l’aiguilleur de service, une odeur si agréable que celui-ci est prêt à filer à la maison. Mais son équipe n’est pas encore fini et il retourne silen­cieusement à son poste. Pour tromper son ap­pétit il se met à essuyer le verre de la lampe avec une telle ardeur qu’il n’en reste que des mor­ceaux.
    — Il ne peut pas celui-là, comme tout le mon­de, manger à la maison... Le voilà enfermé sur sa locomotive et parti à faire des omelet­tes.
    Il n’y a pas que les aiguilleurs qui sont dé­rangés par l’arôme du lard sur la poêle. Quel­ques ouvriers travaillant à l’entretien de la ligne et qui d’habitude l’été couchent à la ga­re, comme obéissant à un ordre,tournent le nez et se pressent vers la locomotive.
    ■—Il est en train de dîner... Allons-y, les gars, il est encore tôt de se coucher... et puis on prendra une tasse de thé.
    Et toute une bande de jeunes grimpent dans la locomotive d’Andréi. Le mécanicien mange avec appétit et fait boire du thé aux garçons. Bientôt à la compagnie vient s’ajouter l’aiguil­leur, vient aussi dire bonjour Antone, le gardevoie qui se promène toujours avec un foulard sur la joue. On l’entend sur les marches au bruit que font son marteau et sa musette avec les crampons. Touchant sa joue et faisant la grimace il lance un «bonjour».
    — Ça dépend pour qui. Pas pour toi, sûre­ment. Elles te font mal, tes dents?