Nouvelles d'auteurs biélorusses
Выдавец: Мастацкая літаратура
Памер: 405с.
Мінск 1977
— Vachement mal! Et Antone porte de nouveau la main à sa joue comme pour montrer encore une fois à fout le monde la cause de son mal.
— Mais fais donc voir! Je vais peut-être te soulager,— et l’aiguilleur tend la main vers la joue malade.
— Vas-y mollo! Fiche-moi la paix, fainéant! Qu’est-ce que tu fous, toi? T’es là, comme un piquet, sur la voie, t’as aucune saleté à attraper... Alors que, si t’avais à marcher somme moi...
Vous avez vù ce bosseur! Ça connaît que ses crampons et ses boitions, Le marteau, c’est pour se donner des airs. Un coup par ci, un coup par là et c’est tout. Et ca vous parle de fainéant...
— Hé, ça va. Qu’est-ce que vous avez à vous chamailler! s’écrie Andréi pour les calmer.
— C’est lui qu’à commencé, le bosseur... Regardez sa joue, elle est enflée... Il dort trop sur le même côté...
— Bien sûr que tu es un flemmard. Il n’y a qu’à voir ton poste. C’est du propre! Tu ferais mieux d’y aller au lieu de traîner.
— Dis donc, tu es le chef de gare, toi, pour me donner des ordres? Et ta place, à toi, où elle est? C’est comme ça que tu surveilles la ligne.
— Et ton poste, tu le surveilles aussi, toi?
— Vieille ravaude!
— Va donc, trompette enrhumée!
— Espèce de vieux rat. On est pas de la même famille. Moi, je suis ai-gui-lleur. Et toi? Je te demande qui tu es? Tu n’es qu’une clef à molette... Aiguilleur, c’est une profession. Et puis je peux aller travailler comme atteleur. Au choix... On a besoin de moi partout... Et toi, tu es bon à quoi?... à loucher sur les rails. Et c’est tout.
— Oh, ça va... Le voilà parti le professionnel. Les jeunes, travaillant sur la ligne, avaient de la sympathie pour le vieux veilleur.
L’aiguilleur, vexé, renâcle et descend de la cabine. On l’entend marcher sur les traverses en ronchonnant: «Quelle compagnie! Impossible de se faire comprendre...»
Le silence règne un instant dans la cabine de la locomotive et pour remplir ce silence chacun est affairer à rouler une cigarette. Andréi fait semblant de ranimer le feu dans le foyer, puis il en retire un charbon encore ardent qu’il fait sauter d’une main à l’autre souffle la cendre qui le couvre et tous allument leur cigarette.
— Gomme il est chaud! s’exclame quelqu’un. Mots à double sons, car on ne sait pas de qui il est question de l’aiguilleur ou de la braise.
Les cigarettes sont allumées, le silence se prolonge. Chacun suit sur les cloisons de la cabine à moitié couverte de rouille le reflet à peine visible de sa cigarette. Dehors, il fait nuit, une nuit calme d’été, troublée de temps en temps par les stridulations des grillons cachés dans une pile de traverses. Des odeurs d’absinthe et de cambouis flottent dans l’air, mêlées à celle du charbon brûlé. Au loin, où miroite l’oeil du sémaphore, brille sous le reflet de la lune la ligne droite des rails. Andréi aime beaucoup regarder dans le lointain et chaque fois une tristesse inexplicable remplit son coeur. A des moments pareils, son coeur semble s’élancer en avant, comme pour rattraper et suivre les rails, cette voie sans fin, semblables aux voies humaines. Cela ne dure qu’un instant. Son coeur ne peut s’élancer, il a vieilli, il est usé par le feu et le cambouis, il est couvert de rouille, comme cette vieille locomotive. Voilà pourquoi ce coeur est plein de mélancolie, il a la nostalgie du passé, des voies par
courues. Le regard glisse de plus en plus loin, suivi par les pensées qui se perdent dans la nuit, une nuit qui sent l’absinthe et le cambouis, le charbon et la fumée.
— C’est comme ça qu’on est fait... Pour un rien, une bêtise, on se dispute. Alors qu’avec un peu de bon sens... Toi, par exemple, tu es aiguilleur, tu es à ton poste, tu manoeuvre les aiguilles, bon... Toi, tu veilles à ce que les rails, la voie, les traverses soient en bon état... Tu es sur la ligne: ton souci, c’est les boulons, les crampons, et puis la voie... Moi, je suis mécano, je marche sur la voie, sans la quitter. Alors, comme vous voyez, on est tous de la même famille, on suit tous la même voie, on vit sur la voie... On ne peut pas vivre sans elle. Il nous arrivera même de finir nos jours à côté, si c’est pas dessus... C’est pas vrai, hein? Alors, dites donc... Pourquoi se chamailler?...
Quelque part, très loin, on entend siffler un train.
— Ça doit être Kavtoune qui revient de Chtchoukine. On entend sa locomotive à vingt verstes, c’est pas mon vieux coucou... Bah! Kavtoune n’en a plus pour longtemps. Il se fait vieux. Et puis il a le sang un peu trop chaud, il ne ménage pas sa machine. Il ne sait que pousser la vapeur. Un accident est vite arrivé. Vous ne savez pas pourquoi il est nerveux. Et bien, à cause de son fils. Il veut venger son fils, se venger de la machine.
Vous savez pas l’histoire qui est arrivée à son fils? Voilà il y a longtemps de ça. Bien avant qu’ Ivan, notre atteleur, soit chauffeur. De ce temps j’étais sur la même locomotive avec Kavtoune, le fils, on l’appelait Pétruss. C’était un chauffeur, comme on en trouve pas. Jeune, fort, des mains de fer, il poussait la vapeur en un instant.
Et puis il n’y avait pas que la vapeur, on pouvait lui confier toute la machine. Un gars capable, qui savait tout faire, pas bête du tout. Il aurait fait un mécanicien parfait. Mais rien à faire, chacun à sa destinée, toute tracée. La nôtre est sur les rails. Elle nous suit tout le temps comme si elle avait peur de nous lâcher.
C’est arrivé en automne. On était sur la même locomotive, la nuit. Le train était long et bien chargé. Je me souviens, cette nuit là, je blagais avec Pétruss, Je le taquinais en lui demandant s’il allait m’appeler à sa noce, qu’il trainait trop. A vrai dire, il avait une bonne fille. La fille de Régor, le tourneur. Une fille, il fallait en chercher une pareille. Elle avait une natte qui tombait jusqu’aux genoux. Et des yeux, comme les feux d’une ligne, des yeux qui attirent de loin, des yeux qui vous disent: vient, approche, regarde, Et vous savez, quand je pensais à ses yeux, à Pétruss et à l’amour qu’il avait pour la fille, ça me transformait. Et je conduisais la machine avec une telle aisance qu’il m’était facile de rattraper et de dépasser le vent.
Bien, voilà. On était en pleine descente. La machine était lancée à toute vitesse. On avait une montée devant, et un virage après. Il fallait un bon élan. Pétruss avait jeté du charbon dans le foyer, par prudence, pour que la chaudière ne refroidisse pas. Moi, j’étais près de la porte, je regardais dans la nuit qui courait à la rencontre. Je regardais voler les étincelles qui s’échappaient de la cheminée. Je regardais les papillons et les insectes de nuit qui venaient se coller dans la lumière des phares.
Pétruss continuait à jeter du charbon tout en fredonnant quelque chose. Je me rappelle pas la chanson. Et puis il n’est pas question des paroles, mais de l’air. La chanson, son air surtout, vous
remplit le coeur de langueur et de peine. Peutêtre parce que votre femme est loin de vous à ce moment, peut-être parce que les ans ont fui... sans s’arrêter en gare. Pétruss, lui, était jeune, son amour était jeune aussi. Et pourquoi pas avoir de l’envie, être un peu jaloux du bonheur dos jeunes, surtout quand ce bonheur vous arrive dans les bras.
Mais le bonheur va de soi. Il y avait le virage sur la voie qu'il ne fallait pas manquer. Je venais de me souvenir que la sablerie ne marchait pas, il fallait aller voir. Le virage était grand, la montée rude. Donc, je sors de la cabine, j’arrive sur la plate-forme. Il y faisait nuit noire. Le vent attaquait fort, il m’arrachait la chemise. On aurait dit qu’il avait voulu me prendre à la machine, me jeter par-dessus le garde-fou. Je venais de faire encore un pas, deux peut-être qu’une main invisible me saisissait et me jetait dans la nuit. Je ne me rappelle de rien. Quand j’ai ouvert les yeux, j’ai vu que j’étais couché sur le remblai. J’ai essayé de me lever, alors j’ai senti un mal atroce à la jambe. J’ai manqué de m’évanouir. J’avais la jambe cassée. Je m’arrange pour me retourner, je regarde derrière, je n’en crois pas mes yeux. La locomotive est couchée, comme à genoux sur ses roues de devant. Le tender est sur le côté, aplati comme une galette. Derrière, un amas de wagons, les uns sur les autres. Il y en avait un qui tenait à peine, il semblait suspendu au-dessus du tender. H y en avaient d’autres en miettes, transformés en ferraille tordue.
— Qu’est-cc qui c’est donc passé? me dis-je.
Un rail qui avait peut-être cédé? Allez-y voir dans ce mélange de wagons, de rails, de traverses.
Après on m’a emmené à l’hôpital, j’étais sans connaissance. Et ce n’est que deux jours après que
j’ai pensé à Pétruss. Qu’est-ce qu’il est devenu? Mes amis ne savaient pas ce qui lui était arrivé. Personne ne l’avait vu. Personne n’avait entendu parler de lui. Trois jours après la catastrophe, on a retrouvé le pauvre Pétruss dans le foyer de la locomotive. Que des os. Des os qui se sont cassés, quand on a essayé se le retirer de la gueule du foyer. Il était en train de jeter du charbon, quand la locomotive a piqué du nez, Pétruss a été jeté dans le foyer.
Andréi se tait fixant le sol. 11 tire une dernière fois sur son mégot qu’il arrive à peine à tenir entre ses doigts, le crache par terre et l’écrase du pied.
— Tenez, vous dites... C’est le sort. Que ça dépend de... Est-ce que Pétruss avait pensé à ça. Et moi, qu’est-ce je serais devenu si c’était pas la sablerie. Et vous croyez que j’ai choisi le moment .
Dites-nous, papa Andréi, vous avez écrasé beaucoup de gens durant votre siècle? questionne un jeune ouvrier, embauché il n’y a pas longtemps.
— La machine écrase les imbéciles. Moi, j’ai jamais écrasé personne...
Andréi, comme tous les mécaniciens, n’aimait pas parler des gens qui étaient morts sous les roues de sa locomotive. Et puis se n’était pas l’habitude de parler de ses bévues. Ce n’était pas une conversation à soutenir.
— Tu n’as qu’à le demander aux locomotives. Elles savent tout, elles. Moi, tu sais... je n’ai pas besoin d’écraser les gens. J’en ai sauvé, au contraire... Ça, c’est autre chose.