Nouvelles d'auteurs biélorusses
Выдавец: Мастацкая літаратура
Памер: 405с.
Мінск 1977
— C’est pour cela que nous avons brûlé du bois? Pour chauffer le ciel? Comment? Il y a des
flammes bleues dans le four? Et alors? Tu as peur de la fumée? Va t’en dans la cour, prends l’air. Si tu reviens le nez bleu, tu me chanteras autre chose. Hors d’ici!
La mère ne comprenait jamais Irka.
Irka était bien sur le rucher. Mais elle avait les mains gelées, impossible de prendre un collet dans ses doigts. Si au moins c’était son père qui avait mis des collets... Mais il ne les aimait pas.
— Nous en mangerons beaucoup, de la viande, avec tes collets... Va te promener, si tu as fait tes devoirs.
La nuit descendait, le ciel devenait épais, noir. Le froid montait et la neige craquait sous ses pieds, on en entendait l’écho dans le bois.
Elle ne voulait pas aller voir la meule. A quoi bon? Qui en aurait besoin le jour? C’est la nuit que ceux qui avaient besoin de foin viendraient. La nuit, ni Irka, ni son père n’iraient à la meule. La nuit, il faisait noir, comme dans un four, le jour tombait trop vite. A travers les sapins, on voyait déjà la lumière vacillante qui venait d’être allumée dans la maison.
Elle s’arrêta, mais il lui semblait que la neige continuait à craquer sous ses pieds. Elle tendit l’oreille: quelqu’un frappait loin dans la forêt et la neige craquait quelque part. Son père était peut être allé voir la meule lui-même... Elle voulut crier, mais se ravisa: c’était son imagination, peut être.
Ensuite, elle s’approcha du marécage et entendit le bruissement du foin. «C’est de l’autre côté, se dit-elle. Ça vient de la forêt.»
Elle s’enfonça dans le marécage et vit les cerfs. De loin, ils lui semblèrent noirs et petits. Elle les reconnut et courut vers la meule. La perche d’en haut gisait par terre et les cerfs entouraient la meule, leurs têtes dans le foin, comme le
font les veaux près de leur mère. Ayant entendu Irka, trois cerfs firent un bond en arrière et s’arrêtèrent. Le quatrième se tenait encore près de la meule, sa ramure posée sur le dos. On pouvait voir ses taches blanches.
C’étaient eux... c’étaient ses cerfs, à elle...
Irka s’approcha tout près de la meule. Le cornu sortit de derrière la clôture, mais ne s’enfuit pas. Les autres ne bougeaient pas. Irka s'approcha tout près du Cornu. Il dressa les oreilles, allongea le cou, une patte à l’écart. De la buée se dégageait de ses naseaux. Ils étaient blancs, couverts de givre.
«Il a froid», pensa Irka avec pitié. Elle eut pitié aussi des autres, des plus petits qui se tenaient, tassés, à distance.
Elle tendit la main au Cornu. Il flaira sa mitaine et la lécha. Alors, elle sortit de sa poche un morceau du pain que son père avait acheté aujourd’hui et le tendit au Cornu. Celui-ci flaira encore une fois sa main, lécha ses doigts avec sa langue chaude, mais ne prit pas le pain.
— Tsiala, tsiala, l’appela Irka. Petit bêta. C’est du pain, ça...
Mais il ne toucha pas au pain.
Alors, la main toujours tendue, elle s’approcha de ceux qui se tenaient à distance. Mais ils se tournèrent et s’enfuirent rapidement, remuant la neige. Le Cornu les rejoignit et les fit partir dans la forêt.
Irka mit la meule en ordre et remit la perche en place.
— Ohé! criait son père et l’écho de sa voix résonnait à travers la forêt.
...Elle ne lui dit rien de ce qui s’était passé.
Le lendemain, les cerfs revinrent. Irka donna au Cornu de la betterave qu’elle avait prise dans le pot sur le foyer du four. Le Cornu prit la
betterave de ses grandes lèvres avancées et mâcha sans ouvrir la bouche... Il avait une tête toute petite, des yeux gris et ternes, son poil lisse luisait, comme si on l’avait peigné. Sa poitrine était couverte de givre, il aurait, sans doute, soufflé dessus.
Irka s’étonna: comment donc? Une ramure si grande sur une tête si petite?
Le Cornu ne l’évitait plus. Elle caressait son nez busqué, sa ramure froide, son cou; il ne bougeait pas, il tendait l’oreille.
La nuit, les cerfs partaient dans la forêt; et le lendemain, avant l’aube, ils étaient déjà près de la meule.
Une fois, on ne permit pas à Irka d’aller vers la meule.
— Fais tes devoirs, lui cria brutalement son père. 11 n’avait jamais été ainsi.
Mais vers le soir, Irka s’échappa quand même et courut au marécage, mais elle n’y trouva pas les cerfs.
Quand elle revint, elle vit sa mère, près du seuil, les manches retroussées, recouvrir des tripes avec un bouchoir... Irka s’étonna: est-ce qu’on avait égorgé un porc?.. Des branches résineuses crépitaient dans le feu, une poêle était placée sur le foyer. Son père et Yazep, un homme roux et méchant, habitant le village, éteient à table.
— C’est pas mal, Audrey, dit Yazep, hochant sa grande tête. Si j’avais su que j’aurais de la veine, j’aurais pris de la gnôle... Il y en a dans le village... On en fait... Eh, femme, passe-nous la poêle, même si c’est trop chaud, ça refroidira ici...
En voyant Irka, il se tut, mais le père lui fit signe, et Yazep l’appela à table et lui tendit une fourchette.
— Assieds-toi avec nous, jeune maîtresse. Et il s’adressa à son père:
— En ce cas-là, je te dis, Audrey, il toucha son père à l’épaule, que tout le monde se mette à table.
Son père ne dit rien. Irka avait faim: elle voyait les pommes de terre sur la table, sur la nappe même, elle sentait l’odeur de la viande qui mijotait dans la poêle.
Irka ne pouvait pas comprendre de quoi ils parlaient. Elle pensait: pourquoi les cerfs ne sont-ils pas venus aujourd’hui? Et quand Yazep, après avoir flairé la fourchette, prononça: «Ça provient de la forêt et ça sent la forêt», Irka demanda tout bas, comme si elle s’adressait à elle-même:
— Où avez-vous pris la viande?
Personne ne bougea. Tous semblèrent figés. Les têtes se tournèrent vers Irka.
— Où T avez-vous prise? répéta-t-elle. Je n’en mangerai pas! Je n’y toucherai pas... Elle se leva brusquement, poussa le banc et s’enfuit.
Sa mère l’attrapa près du four.
— Canaille! Elle n’en mangera pas! C’est pour elle qu’on est à bout de forces, jour et nuit, c’est pour elle qu’on a... c’est pour elle... et elle... Monte sur le four! Nous en reparlerons, attends, que nous soyons seuls. La voilà grande... Elle a des caprices... Qu’elle est difficile... on ne sait plus comment la traiter, tu vois... Mais je te... saleté...
— Il ne faut pas, la mère... Tes cris ne servent à rien. Elle ne sait pas qu’Yazep nous a acheté un veau... Il me l’a échangé contre du foin. Elle a cru on ne sait quoi. En voilà une âme délicate. Elle ne veut pas ceci, elle ne veut pas cela... Irka!.. Combien de fois faut-il t’appeler? Fais pas attention, Yazep, la fille a des carpices. Ça arrive...
Tout à coup, Irka sentit une pitié étrange l’envahir; elle monta sur le four, se blottit dans un coin, et, n’en pouvant plus, elle pleura.
— Finis, donc, de pleurnicher, on ne t’a pas battue, lui cria sa mère. Peu à peu Irka se calma et réfléchit: «Les cerfs, pourquoi ne sont-ils pas venus?»
— Elle s’est calmée. Elle dort. Ça ne fait rien, elle mangera après, fais pas attention, entenditelle son père.
Elle entendit encore Yazep murmurer:
Et la peau, Andrey, tu la cacheras sous la glace. Sous la glace, tu sais bien, tout peut arriver. Et moi, je prêterai l’oreille dans le village.
— C’est ta faute, Yazep, oui, c’est à cause de toi. Et tu sais, ce qui peut arriver si... Moi, si j’avais été seul, jamais de la vie... Mais nous ne mangeons pas à notre faim. Et alors, si ce n’était pas toi, je ne l’aurais jamais fait. C’est pour la première et pour la dernière fois...
— Eh, tu chantes. Qui les a comptés après la guerre? Ils vivent dans la forêt et c’est tout... Et la peau... Yazep baissa de nouveau la voix.
Irka s’endormit. Elle entendit encore les hommes parler, mais elle ne savait pas de quoi ils parlaient.
...Le lendemain, ses cerfs ne vinrent pas. Et le jour suivant, non plus. Irka ne pouvait plus attendre.
Le marécage était recouvert de neige. Les morceaux d’écorce de pin, apportés par le vent, formaient des taches jaunes sur la neige. On y voyait aussi des fines aiguilles de sapin, de la mousse verte, roulée en boule. Sur les mottes, la neige s’accumulait en petits monts; la vieille herbe du marais, sèche et élastique, et la prêle se cachaient sous la neige; elles perçaient la neige par endroits,
et il était difficile de glisser, les skis aux pieds. Irka trébuchait, même ses bâtons ne l'aidaient guère.
Irka avait mal aux jambes. Elle venait de rentrer, après l’école, et, sans changer de vêtements, sans rien manger, elle avait saisi ses skis et était partie. C’est bien qu’il n’y avait personne dans la maison. Son père était dans la forêt, sa mère était allée au village.
Irka traversa le rucher, fit un saut à Biaraizavets, vers la source, mais n’y trouva rien. Hier, toute la nuit, il avait neigé, et tout était recouvert, heureusement qu’aujourd’hui il ne nei geait pas. Mais il gelait à pierres fendre. Là, où le soleil se couchait, le ciel était rouge, couvert de nuages. Les nuages étaient lourds, épais et sombres. Ils étaient très bas et touchaient presque les faîtes des pins. Irka avait les doigts gelés: les bâtons étaient glacés. Elle prenait souvent les bâtons sous le bras et courait alors, en soufflant toujours sur ses mains. Ses sourcils s’engivrèrent, elle ne sentait plus ses joues; heureusement qu’elle avait mis le vieux bonnet de son père, elle n’avait pas froid aux oreilles.
Irka s’arrêtait de temps en temps près de la rivière, et criait, faisant un cornet de ses mains:
— Tsia-la... tsia-la... Mes petites biches...
— A-a-a, lui revenait de Palik. Un écho sourd, lointain.
Irka avait peur de crier trop fort: son père pourrait l’entendre. Mais tout était calme. On entendait des coups de hache venant du village. Un corbeau croassa près de la meule. Un pic frappa un pin pourri au-dessus de la tête d’Irka. Le voilà, il tournait la tête de tous côtés et continuait de frapper, comme s’il voulait faire une rainure. Le vent apporta le bruit d’un tracteur sur la Haute Berge, puis, tout redevint calme.
— Tsia-la, tsia-la... Irka longea la rivière, elle irait même là, où poussaient les vieux aunes noirs,à Lipniki; elle n’aurait pas peur, même quand il ferait nuit. Elle savait que les cerfs allaient boire, elle les retrouverait. Elle savait encore que l’on ne les avait pas vus à la réserve, c’était son père qui le lui avait dit, on n’avait, donc, pas pu les attraper et les enfermer. Le froid les avait, peut—être, chassés dans la forêt Avgoustovski?