Nouvelles d'auteurs biélorusses
Выдавец: Мастацкая літаратура
Памер: 405с.
Мінск 1977
— Mais vous. Les oreilles décollées du garçon étaient devenues rouges. Maman m’a dit que vous étiez mon père.
Khodas cracha sèchement une miette de tabac amer et laissa sortir une bouffée de fumée; il marcha vers la porte, près de la cloison, une planche fléchit et grinça sous ses pas. La femme fixait la porte blanche qu’il avait peinte hier. Derrière la porte, elle devinait l’obscurité opaque de l’entrée vide. La fillette glissa doucement de ses genoux, la femme la rattrapa machinalement.
— Comment t’appelles-tu? Mets-toi à table, si tu veux...
— Vanka.
Comme si elle avait bu, d’un mouvement peu sûr, elle se leva, et elle s’approcha du four blanchie à la chaux. Elle tenait toujours la fillette dans ses bras, ses lèvres étaient devenues bleues. Un bruit métallique et froid se fit entendre près du four: la femme remuait les couteaux et les fourchettes.
— On pourrait sortir une bouteille, à cette occasion... dit l’homme avec un sourire forcé.
La femme se taisait, lui tournant le dos.
L’ombre déchirée d’un jeune poirier s’agitait sur le sentier. Les bottes de cumin liées, enfilées
sur une palissade aiguë, se pliaient au vent. Des pies agiles jacassaient et s’agitaient dans les cerisiers immobiles au fond d’une cour.
Le garçon marchait devant, la peau gercée de ses jambes semblait être couverte d’écailles.
«Qu’il est grand, pensa Khodas, le coeur serré. Et quand, donc, suis-je allé chez Aksiénia? Voilà déjà douze ans... Il me semble que c’était hier...» Brusquement, la rue devant lui et la verdure se mêlèrent avec tout ce qui s’était passé il y a bien longtemps. Il revit ce passé si nettement comme s’il datait d’hier.
On était également à l’approche de l’automne, comme aujourd’hui. Dans les jardins, les pommes commençaient à devenir plus lourdes; les jeunes coqs n’arrivaient pas encore à se poser sur les palissades, leur chant se faisait entendre dans les villages. Il y avait une petite ville à des maisons blanches, peintes à la chaux, les pins qui se chauffaient au soleil. Les aiguilles des pins, tombées, sur les toits, pourrissaient. Des pommes de pin écrasées traînaient dans la rue. En peu plus haut, des freux rassasiés portaient des branches sèches, en faisant leurs nids à l’approche de la nuit: ils poussaient de temps en temps des ciis alarmants. Mais bien avant la tombée de la nuit, les freux envahissaient avec un bruit insolite le vieux peuplier qui s’élevait non loin de leur cantonnement, près de la gare. On sentait là une fumée douce provenant des locomotives noires, très proches, et on entendait le cliquetis lourd des tampons chaque fois que les locomotives reculaient pour se mettre en marche.
Les locomotives noires allaient au-delà de Moladava, là, où lui, Khodas allait chaque dimanche à une soirée dansante. C’est à Moladava que vivait
Aksiénia dont la candeur lui causait de douces souffrances.
Une aigre odeur d’eau de Cologne émanait d’Ivan Khodas, ses bottes en cuir de box-calf, aux tiges froissées en accordéon, brillaient, quand il s’approchait du village. Près d’une palissade aux lattes espacées moisies, des jeunes filles de Moladava étaient assises; les jupes moulaient leurs genoux, elles avaient caché leurs pieds sous le banc, sans doute, à cause des moustiques. Les gars du village buvaient quelque part et faisaient boire l’accordéoniste. Mikita, un palefrenier au visage beau et fruste, amusait les filles.
Ivan Khodas se tenait à l’écart, il voyait l’embarras heureux d’Aksiénia qui cachait ses yeux. Elle rougissait très fort quand elle allait danser avec lui. Et elle penchait la tête de bonheur, ses cheveux sentaient la menthe verte. De sa main droite, à travers la mince blouse de satin blanc semé de sapins, Khodas la sentait tout entière, obéissante, confuse et lasse.
Mikita allait souvent chez Aksiénia. Evidemment, elle eut honte devant les gens, devant Mikita, pour elle-même. Elle disait queMikitaétait venu une fois la voir pour la demander en mariage, il avait apporté de la vodka, une miche de pain, enveloppée dans une serviette; elle s’était mise avec lui à table, elle avait bu et, jusqu’à maintenant, elle ne lui avait rien promis en échange. Quant à Mikita, il espérait toujours: il embrassait les filles avec paresse et fortement et il se tenait avec réserve à l’écart d’Aksiénia, faisant preuve de son indulgence. Il gardait rancune contre Ivan Khodas. Mais cela n’avait pas duré longtemps. Une fois, quand il était soûl comme une grive, sa chemise sortant du pantalon, il fit irruption à la soirée, heurta un seau, faisant du bruit. Ensuite, perdu dans les jupes des jeunes
filles, il se trouva près du banc, où, le dos tourné à la fenêtre,était assis Ivan Khodas. Mikita leva la main pour frapper Ivan, mais ce dernier le saisit et le poussa avec force. Mikita ferma les yeux et tomba sur l’accordéoniste. On le souleva: il se tenait, les bras ballants, mouillé de sueur, comme s’il venait sortir de l’eau. Il se dégrisa tout à coup. L’accordéon soupira pour la dernière fois et se tut. Les jeunes filles s’entassèrent près du seuil, elles chuchotèrent et disparurent, effrayées, l'une après l’autre, dans le noir de l’entrée. Mais on ne s’était pas battu.
Khodas sortit. La lune se levait, l’air était froid et rare. Le rouge alarmant du ciel rappelait l’incendie. Des gars riaient dans la rue.
Une ombre apparut furtivement près de la fenêtre éclairée et Khodas reconnut ou plutôt devina que c’était Aksiénia.
— Oh! mon Dieu! J’ai eu si peur! prononça-telle de loin, sans s’approcher de lui.
— Mais rien ne s’est passé. Il sentit tout à coup le froid envahir son corps, encore chaud d’ardeur.
Il la prit par la main. Sa main était froide, elle tremblait.
La nuit était humide, avec de la rosée; le sable mouillé collait à leurs pas. Les dernières maisons dormaient déjà, leurs fenêtres aveugles brillaient dans l’ombre avec lassitude. Des enfants croquaient des pommes vertes qu’ils avaient dérobées.
Aksiénia mena Khodas par plusieurs arrièrecours. Une vache soupira profondément dans son étable, des brebis apeurées se pressaient avec bruit près du mur. L’odeur de brebis se mêlait avec l’odeur du fumier chaud.
— H fait froid, fit Aksiénia. Elle n’avait plus
peur, et elle était là, près de lui, dans la solitude épaisse de la nuit.
Il se taisait. Khodas l’entendait soupirer langoureusement, sans doute, parce qu’il était tout près d’elle.
Le croissant de la lune apparut en glissant de derrière une maison, il était d’un jaune rougeâtre. On sentait la terre fraîche friable: on venait d’arracher des pommes de terre dans la journée.
Ils traversèrent la rue. Une autre, couverte de pavés lisses, qui brillaient terne comme de la glace fondue dans des taches grasses verdâtres de mazout, commençait. Un trottoir longeait la palissade. Couvert d’asphalte, il était gris et rugueux comme la langue d’une vache.
C’était l’entrée du bourg. Des maisonnettes basses, à un étage, longeaient la rue. Derrière des rideaux de tulle on voyait des chats d’argile qui se chauffaient au soleil. Les feuilles des plantes, sortant des pots, pressaient sur les carreaux: elles étaient à l’étroit.
Les maisonnettes étaient neuves, jaunes, leurs murs ressemblaient à de grandes gaufres. Khodas savait que quelque part, dans une maison dont les fenêtres donnaient sur la cour, habitait leur caissière, une jeune Tatare, à la bouche petite et fraîche, comme celle d’un enfant, qui enivrait des hommes qui l’attendaient, en se pressant dans le corridor, le jour de la paye. Les hommes lui montraient leurs visages gais et sales, leurs chandails étaient enduits de mazout.Les hommes souriaient de toutes leurs dents, se jetaient des clins d’oeil mordants et envieux, riaient de bon coeur. Khodas savait que la Tatare avait quitté son mari, un officier en retraite, mais il savait aussi que personne ne s’était approché de
cette bouche fraîche pas plus près qu’à la distance de ce petit guichet couvert de taches d’encre. Et les femmes jalouses lui renvoyaient leurs maris, qui rentraient parfois tard, le jour de la paye, tendres et baveux.
Sa femme, elle lui avait fait une scène furieuse, inutile d’ailleurs, parce qu’il était rentré une fois à la maison, trop bon et trop gai, et, en tâtonnant doucement les murs, lui avait répondu dans la chaleur sombre et suffocante de la cuisine: «Où est-ce que j’ai été? Mais, évidemment, chez la caissière.» Sa femme alluma, clignant, des yeux, à cause de la lumière et de la colère, alla à son lit, et Khodas sentit la chaleur du lit qui l’étouffait.
11 la rejoignit dans son lit, après avoir attendu que sa fureur passe. Mais elle renifla, lui tourna le dos et pleura doucement, avec naïveté. Comme aujourd’hui. Ensuite, elle se retourna, se repentant avec joie, posa son visage mouillé sur la poitrine de son mari, avec son nez froid, elle sentit le battement régulier et calme de son coeur, et, elle se calma elle-même et s’endormit. Elle se sentait, sans doute, heureuse.
— Bête que je suis, qu’est-ce que j’ai fait... Je t’aime quand même... Que le garçon reste chez nous...
Elle passa sa chaude main sous son aisselle. Son visage était mouillé comme autrefois, et ses larmes étaient chaudes, salées et douces, il l'embrassa plusieurs fois sur les yeux, en fermant les siens, il avait honte et il était bien qu’elle l’aimait et il avait peur qu’elle ne le lui pardonnerait jamais, c’était sûr.
Il se taisait... Et puis, on ne sait d’où, de loin, Aksiénia lui revint à la mémoire, avec la petite maison au plafond bas, au four blanc, au miroir terne, comme si l’eau avait pénétré dedans, aux
journaux collés, jaunes et déteints, couvrant les murs. Aksiénia, il la revit sur le lit, aux cheveux défaits, souples, belle, tendre comme une petite enfant, ce soir-là. 11 lui attrapait ses lèvres chaudes et humides.
Le passé devint désagréable et même abominable; il ferma les paupières avec force et douleur; il rouvrit les yeux: Aksiénia avait disparu; les reflets de la lune s’agitaient et tremblaient sur le mur, semblables à de l’eau qui suinte. Le canapé grinça derrière la cloison mince: le garçon y dormait.