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  • Nouvelles d'auteurs biélorusses

    Nouvelles d'auteurs biélorusses


    Выдавец: Мастацкая літаратура
    Памер: 405с.
    Мінск 1977
    76.4 МБ
    Mais voilà que la cheval arriva en haut de la montée et continua plus à l’aise, nous avions du mal à le suivre L’animal se retourna, vit que nous étions assez loin, et, sans nous laisser le temps de penser à quelque chose, détala au galop. Le traî­neau craquait et manquait de se renverser à chaque
    ornière, mais il n’en avait sans doute pas le temps. Nous nous lançâmes pour le rattraper, mais allez y donc! Habillés comme nous étions, puis nos pieds qui s’enfonçaient dans la neige, il ne fallait pas compter le rattraper. Et devant, il y avait le virage! Avec terreur nous nous attendions au pire, mais, par miracle, le cheval prit le Ournant et ne retourna pas le traîneau, il disparut seu­lement un moment derrière un nuage de neige. Alors l'animal ralentit un peu sa course, car il nous voyait loin de lui et continua à trotter sur le lit de rivière cahoteux, arriva à la grande route, passa le vieux pont, à moitié démoli, traversa une rue pour grimper la pente, qui mène à Goussaki. Nous le rattrapâmes, enfin, essoufflés, après avoir couru près de trois verstes.
    Il lui était encore arrivé... Mon père était parti sortir du foin fauché dans les marécages. On enle­vait le foin au milieu de l’hiver, lorsqu’il gelait assez fort, pour que la glace puisse supporter un cheval. Pendant l’hiver en question il avait neigé assez souvent, mais chaque fois la neige avait fondu et les marécages étaient recouverts d’eau. Puis, tout à coup, il gela bien fort, l’eau se trans­forma en glace rugueuse, jaune par endroits. Et c’est alors qu’il neigea, mais la fine poussière blanche avait été chassée par le vent, comme la balle de grain pendant la vannée, et s’accumulait dans les bas-fonds, les buissons, dans les jeunes bois de bouleaux.
    Mon père avait bien chargé son traîneau, on ne le voyait plus, caché par le foin qui descendait jusqu’à terre. Une bonne charge de «Paliachouk»1. Le voilà sur le chemin du retour. Le cheval n’était ferré que des pattes de devant. Il était rare dans
    1 Les Paüachouks—on appelait ainsi autrefois les paysans qui habitaient le Poléssié biélorusse, région couverte de marécages. (N. d. T.)
    les campagnes de ferrer les quatre pattes de che­vaux. Il arrivait même qu’au printemps les che­vaux marchaient complètement les pattes «mies». Attelé dans ce lourd traîneau le pauvre animal com­mença à glisser. Ses sabots de derrière n’arrivaient pas à se coller sur la surface unie de la glace. Et la bête se mit à tirer, à taper des pieds comme un danseur, et, enfin, arriva à prendre son élan et puis, se mit à galoper. Mon père ne pouvait plus retenir son cheval pour la bonne raison que lui aussi avait du mal à tenir sur ses pieds. Il eut tout juste le temps de s’agripper au brancard, et il ne courait plus, il glissait sur la glace comme sur des patins. Le cheval affolé passa au grand galop. Les patins ferrés du traîneau bien chargé sif­flèrent sur la glace, des parcelles de glace, pareil­les à des cristaux argentés volaient de sous les sa­bots du cheval. L’animal, les oreilles basses, filait à toute haleine sur le marais gelé, évitant les ra­res meules de foin, filait en direction du chemin tracé par les traîneaux. Il parcourut ainsi deux bonnes verstes, peut-être plus. La glace se ter­mina et le cheval passa au pas. Mon père eut l’im­pression de marcher pieds nus; à travers les bottes il ressentait chaque motte de terre. 11 souleva son pied et poussa un cri: toute la semelle s’était usée jusqu’à l’empeigne.
    III
    Mais il arriva que le maudit, le méchant animal sauva la vie à mon père. C’était du temps de l’oc­cupation, pendant l’hiver de quarante-deux ou quarante-trois. L’hiver avait été rude, avec beau­coup de neige.
    Ceux, qui possédaient des chevaux, étaient mobiliséspour charrier du gravier sur la route SloutskBaranavitchy. Une dizaine de personnes avaient
    été obligées de partir. Le staroste1 du village désignait toujours pour ces genres de corvée les gens qu’il avait en grippe. Mon père faisait partie du groupe.
    Par cette soirée froide d’hiver rude, sous la lumière blafarde de la lampe à pétrole, nous avions longtemps attendu notre père. Nous nous dressions au moindre bruit pour y reconnaître le crissement du traîneau ou la marche du cheval. Mon père ne rentrait toujours pas. Les premiers coqs avaient déjà annoncé l’aube.
    Tout à coup on entendit une rumeur étouffée dans la cour. Je me couvris les épaules d’un zipoune2 et sortis de la chaumière. Le cheval était près de l’entrée, je n’arrivai pas à le reconnaître, il était tout blanc de givre. Je jetai un coup d’oeil dans le traîneau, ce n’était pas mon père qui s’y trouvait, c’était un homme du village, le père Grychka Savoche.
    — Où est mon père? lui demandai-je avec an­goisse, une sueur froide me coula le long du dos, comme si on m’avait jeté une poignée de neige dans le cou.
    — Ah! fiston, grinça le père Grychka en dé­telant le cheval... Ton père est tombé malade. Voilà... ça peut arriver. En même temps, il prit dans le traîneau un paquet qu’il porta dans l’en­trée, puis revint, en disant :
    — Jette une couverture sur le dos du cheval. Ne lui donne pas à boire tout de suite. Laisse-le revenir. Il en a pris un drôle de coup aujourd’hui...
    Je me mets à accomplir ce que m’a dit de faire le père Savoche tout en tournant et retournant dans ma tête la phrase «ton père est tombé malade». Il ne lui était jamais arrivé, tombant malade
    1 Staroste, m—le maire du village. (N. cl. T.)
    2 Zipoune, m—vêtement de paysan de bure. (N. d. T.)
    quelque part, de faire revenir son cheval par quelqu’un. '! y avait là quelque chose qui n’al­lait pas...
    J’entre en courant dans la chaumière, une odeur fade et âcre flotte dans l’atmosphère de la chambre, je n’arrive pas à saisir ce que c’est... Une grosse boule me monte à la gorge... Ma mère sanglote en sc tordant les mains. Mes soeurs, les yeux hagards, fixent le paquet apporté par le père Savoche. Il y avait là les habits de mon père: sa pelisse de peau de mouton,sa chemise,son chapeau,son pantalon... Son pantalon et ses bottes de feutre sont fendus en largueur, les bottes jusqu’à la semelle, le pan­talon, du bas jusqu’au genou. Sur son caleçon de lin blanc on voit du sang. Voilà ce que ça sentait dans la chaumière!..
    Avec des mains qui ne semblent pas miennes, je tourne et retourne les vêtements, je tressaillis, il y avait du sang jusque dans ses bottes de feutre...
    Pendant ce temps, le père Savoche, allant et venant dans la chaumière, racontait comment le malheur était arrivé. Il parlait difficilement, en­trecoupant son récit de longues pauses, comme s’il avait quelque chose dans le fond de la gorge qui le gênait.
    — ...Près de Navinki, il y avait une grande car­rière... On y prenait de la grève et on l’emmenait sur la route... On y avait déjà fait un gros trou, un trou énorme. Le dessus était gelé et pendait comme un toit... Et puis, on n’y faisait pas at­tention... Et voilà... Tout d’un coup on entend un bruit sourd... Un éboulement... On se jette de tous les côtés. Les chevaux s’emballent... Votre père était en bas, assez loin de l’éboulement. Mais des grosses mottes gelées ont roulé dans sa direction... Il a été touché aux jambes... Il est tombé... Je vois une jambe, complètement tour­née du côté opposé. . J’avais pensé que l’autre
    serait restée intacte... Alors, du temps qu’on casse le morceau de terre gelée qui le coinçait... L’autre aussi... Au début il n’a rien dit, pas même un cri... Mais quand il a regardé ses jambes, il s’est mis à pousser des gémissements... Et puis, il y en a eu un... complètement enseveli. 11 n’a rien eu. On a eu le temps de le déterrer. Il y avait du sable. Il y en a eu un autre qui a eu les côtes de cassées,., la poitrine écrasée. Il peut y passer. Un troisiè­me encore... mais pas trop. Votre père, c’est les jambes. Rien à faire... Alors, on l’a mis tout de suite sur un traîneau. Des Allemands sont venus, ceux qui nous surveillent, ils ont regardé. Us ont hoché la tête... Il y a eu un qui lui a don­né deux cachets rouges, il paraît, que c’est contre l’infection... Emmène-Ie à Kletsk, sans ménager le cheval, sinon kapout... Alors, on l’a mis sur do la paille, bien couvert... Et moi, à genoux, sur le devant, j’ai fait courir le cheval... tout le temps... il est fort. Si c’était pas lui... j’y serais pas arrivé. Le docteur a dit: encore un peu, et il aurait été trop tard...Mais faut pas désespérer. J’ai demandé au docteur... Il a la chance de s’en tirer. Il boitera, peut être, un peu, mais c’est rien.
    J e ne pouvais pas me représenter mon père avec ses deux jambes cassées. Ses os fracturés, des plaies, du sang... Gomment pouvait-il supporter ce mal atroce?..
    Mon père rentra de l’hôpital deux mois après. Il avait les jambes dans le plâtre jusqu’au torse.
    11 resta couché encore deux mois. Il nous avait dit qu’il marcherait dès qu’on lui enlèverait les plâ­tres. U se trompait: il tomba avant d’avoir fait un pas.
    Il était rentré de l’hôpital avec l’oncle Mikhal, son beau-frère. Il était content d’être sorti au prin­temps. Bientôt il allait pouvoir retourner au champ avec son Grisou qui l’avait emmené de Na-
    vinki à Kletsk, d’une seule traite, sans s’arrê­ter une seconde pour souffler. Brave Grisou!
    C’est avec le même Grisou que mon père fit, avec l’aide de l’oncle Mikhal et du père Savoche, le tour du village, faisant appel à la générosité des gens, quémandant du blé pour payer les frais d’hôpital. Ma mère sacrifia toutes ses toiles, nous vendîmes notre dernier porc. La maladie et l’in­cendie, deux calamités qui se valent pour un paysan.
    Nous gardâmes Grisou jusqu’à l’été de l’année suivante, jusqu’à la Libération. Presque tout le front passa par notre village. Nos troupes per­cèrent la ligne ennemie entre Niasvigo et Kletsk et marchèrent en direction da Baranovitchi. Ça tonnait jour et nuit. Après les troupes, arrivèrent les convois. 11 y avait des chevaux. Et même des chameaux.
    Un matin, en me réveillant, je vis dans la cour une pauvre rosse. Mon père était en train do tour­ner autour. Je sautai du lit, m'habillai à la hâte, et sortis dans la cour.