Nouvelles d'auteurs biélorusses
Выдавец: Мастацкая літаратура
Памер: 405с.
Мінск 1977
Un jour, les Allemands firent irruption dans la maison du garde forestier.
— Partisan?
Dzèmidzionak haussa les épaules.
— Où se cachent les partisans?
— Je ne sais pas.
— Tu vas venir avec nous.
— Et la petite? Le vieux garde montra sa petite Alionka.
— On ne te gardera pas longtemps, si tu es raisonnable, lui dit-on.
On jeta le garde sur un traîneau et on l’emmena à Vitougne. La petite fille fut enfermée dans la maison du garde.
L’interrogatoire dura deux semaines. Les hitlériens voulaient savoir où se trouvaient les partisans. Dzèmidzionak se taisait. Alors il était jeté par terre et battu. La nuit, lorsqu’il lui arrivait de dormir un peu, il voyait sa petite fille en rêve, un sentier fait dans la neige menait au lac, jusqu’aux abris des partisans. 11 avait espoir que par ce sentier on viendrait chercher sa petite Alionka, que rien ne lui arriverait.
Deux semaines durant, le garde supporta les tortures, et tout ce temps, il avait souffert encore plus de ce qu’il avait laissé la petite seule. Lorsqu’enfin on le laissa partir, il retourna dans la forêt, il retrouva sa maison vide, sa petite fille n’était plus là. 11 n’y avait sur le plancher qu’une
mésange morte de froid... Comment avait-elle pu entrer? Personne ne le savait.
Jusqu’à la fin de la guerre, le vieux garde vécut accablé de chagrin. Il avait vainement cherché sa petite fille. Sa fille revint un jour. Apprenant la triste nouvelle, elle tomba sur un banc, y resta à pleurer toute la nuit. Elle partit le lendemain.
Le vieux Dzèmidzionak quitta aussi sa maison, la quitta à jamais pour oublier le malheur qu’il y avait vécu.
...Quelques jours après, j’appelai les gamins de la rue, je leur racontai tout ce que j’avais appris au sujet du vieux Dzèmidzionak. Ils me quittèrent en silence, songeurs. Il m’avait semblé alors que j’avais fait quelque chose de grand, que j’avais préservé un pauvre vieillard do la cruauté humaine.
Les enfants ne le taquinaient plus. Petit à petit les oiseaux disparurent du marché. Le vieillard avait beau courir sa cage à la main, on en vendait plus, même au bourg.
L’heure de partir arriva, j’allai faire mes adieux à Dzèmidzionak. La mère Dakoulikha m’attendait dans l’entrée.
— C’est pas la peine d’y aller, me chuchota-telle avec reproche. Il souffre beaucoup du mal que tu lui as fait. Quelle idée que tu as eue de parler de tout ça devant tout le monde. T’as pas compris que ses oiseaux, c’était tout. Ça le faisait vivre.
Le vieillard était assis près de la fenêtre. 11 ne tourna même pas la tête au bruit do mes pas. Durant les quelques minutes que j’ai passées chez la mère Dakoulikha, le vieillard ne prononça pas une seule parole.
Je quittai la maison de la mère Dakoulikha égaré, éperdu.
J’avais voulu rendre un service, atténuer les souffrances d’un homme et je m’y étais tellement mal pris que j’aurais mieux fait d’y renoncer. Il y a des plaies qui sont incurables, surtout lorsque le coeur est atteint..
Je ne revis jamais plus le vieux Dzèmidzionak.
1962
Anatole Koudriavets
ooo
LE RETOUR
L’hiver. Dimanche.
Il avait neigé abondamment toute la nuit et un peu avant l’aube, un homme apparut dans la rue de derrière la palissade d’Aliona. Le village dormait encore. Il semblait que tout le village, d’un bout à l’autre, était inondé de bleu. Plus loin, à perte de vue, le bleu devenait plus dense, il se gonflait et passait au violet.
En face de l’enclos d’Aliona, de l’autre côté de la rue, il y avait un puits avec un seau, l’homme se dirigea vers le puits. Il remplit le seau, il but longuement et avec précaution en chauffant l’eau dans sa bouche, ensuite il versa les restes dans la neige, laissa tomber le seau dans le puits et continua son chemin.
Il marchait au milieu de la rue, il marchait vite laissant les traces régulières de ses pas: talons joints, pointes séparées, les traces ressemblaient à un sapin. L’homme portait une pelisse courte, couleur d’écorce d’aune cuite, et un bonnet usé de mouton. Dès qu’il eut apparu de derrière la palissade il regarda les fenêtres couvertes de glace de la maison d’Aliona. Il tourna même la tête quand il ne put plus voir la maison cachée der
rière les pommiers et les tilleuls chargés de neige. Ensuite il leva sa barbiche, et commença à tourner son visage en lame do couteau à droite et à gauche. Ses yeux, deux doux vers luisants, regardaient gaiement, avec vivacité.
Il marchait le long de la rue, une rue large, unie par la neige, et plus il avançait, plus il ralentissait ses pas. Au milieu du village, à gauche, la rue se déchirait subitement et ouvrait un vide inhabité à la place d’un ancien enclos. Ce vide ressemblait à un creux. On n’y voyait que le bout d’une étable démolie avec des arêtes dénudées. L’homme ralentit encore ses pas, piétina sur place, fuma.
Plus loin, derrière ce vide, on voyait une nouvelle maison à toit de fer-blanc et à soubassement en pierre. L’homme leva les sourcils, il s’étonna.
Ses pieds le portèrent jusqu’au bout du village, ensuite ils tournèrent sur un sentier étroit qui menait à un autre village, plus petit. La neige était vierge, bleuâtre, elle craquait doucement sous ses pas comme de la fécule, et de nouveau les traces de ses pieds devinrent régulières. Ce village dormait tranquillement sous la neige.
L’homme s’approcha de l’enclos où deux jeunes peupliers gelaient sous leurs blanches couvertures. Près de l’un d’eux il y avait un tracteur, le radiateur et la glace de la cabine étaient couverts de neige. L’homme fit le tour du tracteur, regarda dans la cabine, elle était propre et sentait l’huile, ensuite, il se dirigea vers la grande porte de l’enclos.
C’était son enclos, à lui, et dans la cour il y avait sa maison, à lui aussi, avec une salle d’entrée; quelqu’un venait de sortir, les traces conduisant du perron à l’étable et revenant à la mai
son en disaient long; et il sembla à l’homme que personne ne dormait plus dans la maison.
Si quelqu’un des anciens habitants de Slaboda avait vu à cette heure cet homme à pelisse courte il l’aurait tout de suite reconnu.
C’était Miron Bouloïtchyk.
On ne pouvait pas ne pas le reconnaître, de même qu’on ne pouvait le prendre pour quelqu’un d’autre. Cette polisse courte dépassant à peine ses reins, ce vieux bonnet de mouton, cette barbiche en pointe, cette démarche particulière. Les villageois riaient: il dessinait un sapin en marchant, pointes séparées, talons joints. On aurait dit qu’il ne marchait pas, mais écrivait en enfilant les traces do ses pas: une pointe à gauche, une autre à droite.
Depuis huit ans à peu près on ne l’avait pas revu à Slaboda après qu’il se fut querellé avec sa femme, une femme maladive et trop jalouse, et se fut battu avec Kazik Doubinav.
Ils avaient fait une meule de foin ensemble, avec Kazik. La meule se dressait déjà, haute et lourde, et Miron avait l’intention de descendre pour laisser Kazik en achever le sommet, celui-ci l’achèverait et rien ne lui arriverait, quand tout à coup la meule se fendit en deux et glissa des deux côtés: une moitié avec Miron, l’autre, avec Kazik.
Celui qui a fait des meules sait bien que ce n’est pas si simple d’en faire une bonne. Il faut qu’elle tienne bon, telle une poupée, et qu’elle soit assez haute, assez massive, qu’elle ne soit enflée d’un côté et maigre de l’autre. Tout dépend de l’adresse de ceux qui sont en haut. Ils ne tiennent en place, mais, liés d’une corde invisible, ils vont, l’un après l’autre, autour de la perche, autour, autour, autour... On met deux bottes de foin, une troisième, au-dessus. Elle les lie, elle les recouvre, elle les serre. C’est comme les écailles de poisson:
chaque écaille en recouvre deux autres et elle est recouverte à son tour encore par une autre écaille... Deux hommes marchent sur la meule, tournent dessus; ils la lient; ils font la meule.
On ne sait pas maintenant siMironet Kazik avaient oublié cette règte ou s’ils n’avaient pas voulu céder l’un à l’autre, mais chacun d’eux avait son aide qui lui tendait des bottes et chacun d’eux faisait son côté.
Miron se tira de dessous la meule et saisit Kazik par la chemise: il avait ses propres comptes avec Kazik, celui-ci était son débiteur; une dette ancienne, impayée. Ce fut encore pendant la guerre que Kazik avait soufflé à son neveu Vintsess, qui servait à la police de district et venait parfois à Slaboda, il lui avait soufflé que Miron, après avoir bu un petit coup, chantait des couplets ridiculisant les policiers. Et voilà qu’une fois Vintsess passa chez Miron quand celui-ci fendait du bois. Vintsess ordonna à Miron d’enlever son pantalon, et, en le courbant en deux, les deux hémisphères en l’air, il lui compta vingt coups de baguette de fusil. Vintsess avait reçu son décompte, il s’était cassé le cou; mais Miron avait gardé rancune à Kazik. Maintenant sa colère déferla. Il gifla Kazik avec force mais celui-ci, un gars, plus haut que Miron, d’ailleurs, qui n’était pas né aujourd’hui, aux poings plus solides, atteignit Miron au nez. Jusqu’à ce que les villageois aient ri à se tordre les côtes, jusqu’à ce qu’ils aient repris leurs sens, les doux adversaires avaient eu assez de temps pour se baigner dans le sang.
Miron refusa net de refaire la meule et deux jours après il quitta définitivement Slaboda laissant sa maison et sa femme avec un enfant. Cette année-là son fils terminait l’école et Miron ne s’en préoccupait plus: si quelque chose lui arrivait, il comptait sur ses filles, toutes les deux
étant mariées deupuis longtemps et habitant non loin de Slaboda.
On n’avait pas entendu parler de Miron pendant trois ans; ensuite quelqu’un apporta la nouvelle: on l’aurait vu près de Baranovitchi, il aurait rejoint une femme. Cette nouvelle ne toucha de près et n’étonna personne à Slaboda, sauf sa femme et son fils. Chacun avait ses propres soucis et les habitants de Slaboda avaient cessé depuis longtemps de s’intéresser à tout ce qui avait été lié au nom de Miron.
Miron appartenait à ce type d’homme qui sont toujours tenus par la guigne, et comme eux, il avait un caractère gai et peu rancunier. La vie lui faisait souvent sentir son côté rude et il semblait ne pas l’apercevoir, il vivait, tout simplement. Quoi qu’il fasse, tout n’était pas comme chez les autres. Evidemment, cela lui était écrit qu’il serait jusqu’à la fin de ses jours la fable de tout le monde. Et après qu’il eut quitté Slaboda on s’en souvint longtemps. C’est vrai, on s’en souvenait surtout quand on voulait potiner. Peut être, cela provenait de cette tendance éternelle de l’homme de se figurer plus grand et meilleur qu’il était en réalité, même quand cette grandeur s’achète au prix de l’humiliation des autres. Ou peut être on ne pouvait vivre sans rire, sans se moquer de quelqu’un et il n’y avait personne d’autre, à part Miron, timide et pratique. A les entendre, on dirait que toute la vie de Miron n’était qu’une suite d’épisodes drôles et irraisonnables qui se succédaient.