Nouvelles d'auteurs biélorusses
Выдавец: Мастацкая літаратура
Памер: 405с.
Мінск 1977
— Tiens, que tout a changé durant ces années, dit Miron tout bas, comme pour lui seul. Le nom de Ganna, sa mort évoqués par son fils lui firent ressentir quelque chose de regretté et de douloureux. Le regret et la douleur imprégnaient leur vie commune avec Ganna durant les dernières années, une vie sans joie, pleine de querelles. Ce regret
et cette douleur avaient aussi été causés par sa fuite, sa femme et son fils qu’il savait seuls; ce regret et cette douleur ont été accrus par la mort de sa femme, accrus par le fait qu’il était rentré et que sa femme était morte, comme s’il avait attendu sa mort.
— Est-ce qu’il y on a eu peu, de ces années? Tout aurait pu s’en aller en fumée durant ce tempslà, dit Piatrok, en fronçant le sourcil.
— 11 y en a ou beaucoup, prononça Miron sans faire attention à la méchanceté de son fils. 11 pensait que la joie qu’il avait vécue toutes ces années, qu’il avait sentie dans son for intérieur quand il se souvenait de sa maison, de ses enfants, de Slaboda, que cette joie n’existait plus, qu’elle avait disparu quelque part.
Il y avait eu des nuits blanches, des idées lui avaient passé par la tête, il pensait à lui-même, à sa vie, à ce qu’elle n’avait jamais été heureuse et à ce que maintenant, sur le penchant de la vie, il était resté seul, sans soutien, comme un vagabond qui n’a ni foyer, ni famille, ni patrie. Et les pensées joyeuses où il évoquait Slaboda, sa maison, ses enfants et encore quelque chose do profondément secret qu’il cachait de tout le monde et do lui-même, ce qui était toujours à lui et avec lui, ces pensées l’avaient réchauffé durant toutes ces années... Et le voilà, de nouveau à la maison, parlant avec son fils, on dirait que cette joie s’était brisée, que ce feu s’était éteint...
Ensuite Piatrok s’en alla pour donner à boire à la vache et Miron resta avec sa belle-fille. 11 se sentait plus à l’aise avec sa belle-fille qu’avec son fils. 11 voyait les regards pleins d’intérêt et do bonté qu’elle jetait sur lui et il lui semblait qu’ elle avait pris son parti: il le voulait. Il connaissait très bien la mère d’Ania, une veuve de guerre de Slaboda, toujours calme et sage. 11 connaissait
Allia, la fillette qu’elle avait été, aux mollets minces, hâlés, et il louait son fils, sans l’exprimer à haute voix, de ne pas avoir cherché une femme ailleurs, mais d’avoir pris une fille de Slaboda.
Ania parlait gaiement et librement d’elle-même. de Piatrok, de Slaboda et des villageois, de l’incendie qui avait failli les ruiner l’année passée.
— C’est à cause de ce petit diable de Jénik, Ania indiqua le petit lit où un garçon dormait, laissant pencher sa tête.
— Ah! c’est lui qui a mis feu à la meule? Il semblait que Miron en était presque content.
— Et qui encore? Heureusement que le feu n’a pas pris. Autrement, tout y serait passé, à ce bout de village. L’automne était sec, et chacun avait une petite meule de foin ou de paille dans la cour.
— Oh! quel polisson! Miron hocha la tête et s’arrêta près du lit. 11 se ranima comme s’il s’était réchauffé à la chaleur d’un foyer qui lui aurait donné de la vivacité et de l’assurance. Il regardait avec bienveillance le visage de son petitfils, rouge de sommeil; les petites gouttes de sueur qui perlaient sur sa lèvre inférieure, sa grande oreille rouge. Grande comme celle d’un chien, pensa Miron avec joie, en arpentant la chambre.
C’était sa maison. Tout semblait être comme autrefois, sans l’être à la fois. Les mêmes fenêtres, les mêmes portes, le même four, les crochets au mur, ses crochets en sapin, rouges, résineux, glissants. Mais son fils avait mis du plâtre au mur. IL avait jeté dehors les vieux lits, et en avait mis des neufs. Il avait mis des chaises à la place des bancs, une télé, et près du crochet où Miron avait pendu sa pelisse, on voyait un grand portemanteau
recouvert d’un drap blanc. Et. tout à coup Miron eut le coeur retourné, l’idée lui vint qu’il restait dans cette maison très peu de sa vie d’autrefois, de la vie de Miron. 11 se sentit étranger dans sa maison. Ces huit années d’absence avaient transformé sa maison à lui en une maison étrangère. Ici une autre vie allait son train et s’il décidait de rester, il lui faudrait s’y habituer, s’y soumettre. Il lui semblait maintenant que ce n’était pas son fils qui habitait sa maison, à lui, à Miron, mais que c’était lui, Miron qui entrait dans le foyer de son fils. Il faudra s’habituer à tout. A la belle-fille! Au petit-fils. A beaucoup d’autres choses.
Miron arpentait la chambre et réfléchissait toujours en touchant tout ce qui lui tombait sous la main.
Ici, entre la fenêtre et la table, il y avait une machine à coudre. Une vieille Singer. 11 cousait des bottes, ajustait les avants, les tiges, les empeignes... Jadis, avant la guerre, il avait échangé cette machine à coudre contre une génisse. Maintenant il n’y avait plus de machine à coudre. On l’avait peut être vendue ou mise dans la salle d’entrée. Il faudra s’y habituer. Le lit où Miron avait dormi n’était plus là. On l’avait peutêtre jeté dehors. 11 faudra s’y habituer aussi.
Miron se tenait près de la table et regardait les photos amassées dans une boîte de carton à bonbons. Piatrok-écolier, les yeux écarquillés avec embarras, Piatrok-soldat, Piatrok près d’un tracteur, Piatrok, à sa noce, ses bons yeux hébétés, une main sur l’épaule d’Ania, l’autre tenant un verre. Des photos d’Ania...
Et tout à coup ses mains tremblèrent: sur une photo il vit Ganna. Seule, dans son cercueil, au front net, uni, les yeux fermés. Miron en eut le souffle coupé. Ils vivaient mal, ils se battaient, se querellaient, ils se disaient tant de méchance
tés aux moments de colère, et maintenant il la revoyait, elle, simple, bonne, ses bras de cire croisés sur sa poitrine et il sentit une boule venir à la gorge, et il eut le coeur retourné. Lorsqu’un homme voit La mort de près il comprend que toutes ses pensées et ses préoccupations même les plus hautes et les plus nobles ne sont rien par rapport à cette mort froide et incompréhensible qui vient de frapper un autre homme. Et voyant cette mort les hommes commencent à regretter leur injustice et leur conduite insensée à l’égard des plus proches, du peu de bonté qu’ils leur avaient donné, ils commencent à comprendre que tous sont égaux devant la mort.
Ces réflexions, ou presque les mêmes, se serraient dans la tête de Miron quand il tenait la photo de Ganna prête à rejoindre sa dernière demeure. 11 pensait: «Excuse-moi, Ganna, que je suis tel que je suis, il n’y a rien à faire. Toi, aussi, souvent tu n’avais pas raison. Tu étais injuste envers moi, envers Aliona. Bon, je lui avais apporté du bois, j’avais refait le toit de son étable, et alors... Tu étais intelligente et bête en même temps. Intelligente, parce que tu t’apercevais de beaucoup de choses, bête, parce que tu no voulais rien comprendre. Tu t’apercevais qu’Aliona m’avait plu. C’est vrai. Je l’aimais toujours. Je m’en souvenais toujours. Je t’aimais aussi, mais pas comme Aliona; et tu le sentais, mais tu ne voulais pas comprendre. Tu étais la mère do mes enfants et je t’aimais pour cola. Quand j’étais près de toi, je t’aimais et quand je restais seul, j’aimais Aliona. Mais j’étais honnête avec toi, et honnête avec elle. Une seule fois je t’ai menti et tu l’as su. C’était au printempas de quarante-sept quand j’avais semé le blé et qu’il était sorti très rare. Tu avais maudit les poules qui avaient mangé le grain. Mais les poules n’y étaient pour rien. Je n’avais pas semé quatre
kilos de blé que j’avais mis de côté, je les avais apportés à Aliona, un soir. Elle avait des enfants, elle aussi, qui n’avaient jamais mangé, à leur faim. Cette fois-ci, je n’avais pas été honnête avec toi, parce quej’avaispassé toute la nuit prèsd’Aliona et non pas dans les champs, près du tracteur. Je t’en avais parlé, de ce blé, et de toute l’histoire, bien que j’aie prévu que tu ferais tout le village et que tu te plaindrais de ce que ton homme avait filé du mauvais coton, qu’il avait pris le dernier morceau de pain de sesenfantset qu’il l’avait porté à sa maîtresse. Aliona n’était pas ma maîtresse. Tu savais que son Khviédar n’était pas rentré de guerre et qu’elle avait deux enfants sur les bras qui n’avaient même pas un morceau de pain comme les nôtres. Ensuite, j’étais resté toujours honnête avec toi. Nous avions nos enfants, il fallait les élever, Aliona, avait ses enfants, il lui fallait, à elle aussi, les élever. Et j’ai quitté Slaboda sans méchanceté, parce que je te comprenais, je comprenais que tu étais malade et que c’est à cause de cela que tu avais des caprices et étais toujours sur tes gardes. Mais tu me le rappelais souvent et me regardais de travers à cause de ce que je t’avais dit la vérité en quarante-sept. Tu avais tort, Ganna. Il ne faut pas être si méchante, Ganna, même si tu es malade et tu vas mourir. Tous mourront un jour. Et maintenant, rentré à la maison, je te dis que je n’ai jamais voulu ta mort et que ce n’est pas ma faute, si tu es morte. Je me sens coupable de ne pas avoir passé les derniers jours près de toi, de ne pas t’avoir enterrée. C’est ma faute et personne ne m’en déchargera!..
Miron mit la photo dans la boîte, la tête baissée, il resta un moment près de la table, et quand il s’approcha du four, il sembla à Ania que ses paupières étaient humides. Ania se pencha sur son travail: elle épluchait des pommes de terre.
Jénik se réveilla et regarda longtemps ce vieux qui arpentait la chambre. Personne ne regarda de son côté et il cria:
— Ma...man!
— Eh bien, lève-toi vite, habille-toi, lui dit la mère, en déplaçant les poêles avec un grand bruit.
— Ma...man! reprit Jénik. Je veux...
— Eh, malheur! Faut-il t’apprendre... Met quelque chose, chausse tes bottes de feutre et cours dans l’entrée.
— Grand-père, sais-tu, ce que j’ai? demanda Jénik, en rentrant. Ils se tenaient debout, l’un devant l’autre, au milieu de la chambre. Miron regardait ses maigres jambes comme des bâtons, le bas de chemise retroussé d’où sortait la petite cosse de sa qualité d’homme, ses petits yeux ronds et naïfs, et ses oreilles écartées; il ne put se retenir de rire.